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5 doigts de la main
24 octobre 2014

Un couvert pour une personne

 

J’ai assisté récemment à un débat du club des lecteurs de la médiathèque de Bamako. Ce jour-là, l’œuvre de Voltaire, Zadig ou la destinée nourrissait les échanges et posait les questions essentielles. Les participants étaient rangés en deux camps, ceux qui pensaient que la vie d’un être humain est prédestinée, écrite à l’avance et ceux qui pensaient que chacun construit sa vie en faisant preuve d’un libre arbitre. Les arguments étaient intéressants, les participants sincères. Ancrée dans ma culture occidentale, je les écoutais, fascinée et choquée par l’idée d’un destin tracé à l’avance que rien ne changerait. Aucun programmateur n’étant revenu de Là-Haut pour nous expliquer ses stratégies, je vous livre ce récit.

 

Comme chaque matin, Abdoulaye arrivait sur le parking au moment de la pleine effervescence, juste avant huit heures. Dans la plupart des administrations, c’était l’ouverture des bureaux. Les emplacements encore libres se remplissaient rapidement. Il se tint prêt à intervenir pour régler un conflit entre deux occupants pour une même place. Cela arrivait souvent quand l’occupant d’un emplacement voulait faire profiter du parking à un invité. Le règlement du parking indiquait bien que les places étaient attribuées à une seule personne mais il essayait quand même. Il sortait de sa poche un billet qu’il tendait à Abdoulaye.

-       Il faut m’arranger, je dois travailler toute la journée avec cette personne. Elle doit  se garer ici !

-       Il n’y a pas de place pour les invités. J’ai des consignes. Il va falloir quitter…

-       Eh, tu te prends pour qui ? Cette personne c’est le cousin du directeur de la RTS.

-       Il peut être le cousin du président, il n’y a pas de place pour lui, il faut quitter…

-       Tsss ! Je vais appeler mon patron et tu vas voir !

A ce moment Abdoulaye se dirigeait vers le local à l’entrée sans rien ajouter. Cela suffisait à convaincre l’occupant clandestin de déguerpir, il craignait la fourrière pour sa voiture. La plupart du temps, il ne se passait plus grand-chose. Abdoulaye gagnait son fauteuil et regardait passer les heures de la matinée au milieu des voitures bien rangées dans ce parking de l’avenue de l’Indépendance, en plein cœur de Bamako, capitale du Mali nombril de l’Afrique. Mais cette position centrale ne le rendait pas vraiment heureux. Ses amis enviaient sa place et son salaire régulier qui tombait « comme les mangues à la saison » mais lui ne s’en satisfaisait pas. Premier fils de la famille, il avait abandonné ses études pour un emploi, permettant à ses parents, à ses frères, à ses sœurs de vivre mieux. Il avait réussi le brevet supérieur et parlait français aussi bien que ses professeurs. Toutes les conditions pour obtenir une des places d’employé municipal offertes par la ville de Bamako à des jeunes méritants. Mérite qui lui valait de surveiller ce parking face à l’ambassade de France, fréquenté par les cadres et les hauts fonctionnaires des institutions des alentours. Il perçut un bruit familier. Salif lui rendait sa visite quotidienne. Le Très-haut avait doté ce jeune garçon de deux jambes atrophiées et repliées sur lesquelles il s’appuyait. Il glissait  au ras du sol sur un carton épais s’aidant de ses deux mains posées chacune sur une tong : Schliss, schliss, tap, tap ! « Alors ça va ce matin ? » s’enquit Abdoulaye. « Ça va ! » lui répondit le jeune garçon avec un large sourire. Abdoulaye regarda autour de lui. Plus personne n’arrivait. « Bon, j’y vais, tu surveilles mon parking et si tu vois un voleur, tu cours après lui ». Ils rirent tous les deux. Abdoulaye partit acheter le petit déjeuner. Il le partageait tous les matins avec celui qu’il trouvait moins loti que lui.

 

Alexandre Boncompain enfila sa veste de costume au dernier moment. Il faisait déjà 30° ce matin et il maudit le code vestimentaire imposé dans le service français de coopération et d’action culturelle. En passant devant la cuisine il salua son cuisinier Oumar qui venait d’arriver.

-       Bonjour Oumar, je rentre à midi, tu prépares un repas simple, de la viande, des légumes, ce que tu veux mais sans sauce arachide !

-        Oui monsieur, vous verrez, je ferai un bon manger ! 

-       Oui, j’en doute pas, mais sans sauce arachide, c’est très bon mais c’est lourd !

Alexandre venait de prendre son poste à l’ambassade. C’était sa première expatriation en Afrique. Il découvrait la ville, la culture, les gens. Pour la première fois de sa vie, il était servi, sans l’avoir vraiment voulu. Son prédécesseur lui avait refilé son appartement et recommandé Oumar. Le premier midi, il s’était aperçu qu’un seul couvert était mis.

-       Oumar, tu ne manges pas ?

-       Si monsieur mais après…

-       Nous n’allons pas manger chacun dans notre coin ! Apporte ton assiette !

Il insista mais sentit plus qu’une réticence, un tabou. Oumar expliqua qu’il préférait manger plus tard, autre chose, du riz sauce. « Alors, achète ce qu’il te faut pour ton repas et viens le manger avec moi. » Mais ce n’était pas là le problème. Un cuisinier ne mangeait pas avec son patron et Oumar n’avait pas envie du tout de changer cette habitude.

N’osant insister, Alexandre se retrouvait tous les midis seul devant son assiette.

Le petit déjeuné était loin. Salif avait quitté le parking en quête d’un nouveau soutien pour le repas suivant. Pour Abdoulaye, il était temps de gagner la cantine modeste mais agréable de Fatoumata. Celle-là avait sa faveur parmi les dizaines d’autres du même modèle : une table recouverte d’une toile cirée derrière laquelle était assise Fatouma. Autour d’elle, sur le trottoir, de grosses marmites contenaient le festin du jour. Pour le confort des clients, un parasol publicitaire orange et jaune faisait la promotion d’un cube culinaire et rappelait que « chaque femme est une étoile ». De l’autre côté de la table, un banc pouvait recevoir trois clients. Pour deux cents francs, on avait son assiette remplie de riz arrosé d’une bonne sauce avec un semblant de viande. Abdoulaye, s’interrogeant sur le plat du jour s’apprêtait à traverser le boulevard quand il fut abordé par un toubab en costume et cravate. « Aïe ! pensa t-il, encore un usager qui vient me chercher des histoires ! »

-       Bonjour ça va ?

-       Ça va, répondit Abdoulaye s’attendant à une demande de place de parking.

-       Ben voilà, je viens d’arriver au Mali, je travaille à l’ambassade de France et j’habite l’immeuble que l’on voit là, il montra un immeuble plutôt récent de standing, je suis célibataire et je cherche quelqu’un pour manger avec moi, une simple compagnie…Je vous vois tous les jours ici. Alors, je me dis que ça pourrait vous intéresser. Je vous offrirai le repas.

Abdoulaye resta interdit et ne sut que penser. C’était une proposition si étrange qu’elle le remplit de méfiance. Mais qu’est-ce qui lui prend à celui-là ? Il ne peut pas se contenter de me glisser un billet de temps en temps et me laisser tranquille ! J’ai pas du tout envie de manger avec cet étranger, blanc et riche. Il le regarda mieux, il n’avait pas l’habitude de dévisager un blanc. Celui-ci avait un visage honnête, plein d’attente comme la porte d’une case ouverte. Ne voulant le blesser, il chercha une excuse :

-       Y’a un problème, c’est que je mange avec les doigts, je ne sais pas utiliser une fourchette.

L’étranger sourit,  

-       Ce n’est pas un problème, je t’apprendrai. 

Abdoulaye fut rassuré par ce tutoiement, qui marquait une volonté de rapprochement sans condescendance. Cet homme l’intriguait et puis un repas gratuit, cela se refuse t-il ? Ses défenses commençaient à céder mais il ne parvenait pas à s’imaginer partager un repas avec cet homme qui le lui proposait. Il n’avait aucun vécu de cette sorte, aucune image encourageante, un vide. Il trouva un argument :

-       Ma pause ne dure pas longtemps, juste une heure.

-       C’est également ce que dure la mienne, c’est largement suffisant pour manger un plat chez moi. Je suis juste à côté, rappela t-il.

En comparant leur pause respective, il faisait d’eux, deux travailleurs contraints par des horaires de travail, réunis par les mêmes galères. Abdoulaye avait envie maintenant d’en savoir plus sur cet étrange toubab, à la langue habile. Celui-ci attendait patiemment sa réponse. « Quand le mystère est trop impressionnant, on n'ose pas désobéir. » Abdoulaye ne réfléchit plus et se laissa entraîner.

-       Bon, si c’est pas trop long, je veux bien.

-       Ah, merci beaucoup !

Il suivit Alexandre jusqu’à son appartement. Il salua très poliment le cuisinier Oumar et s’assit un peu gêné à une table recouverte d’une belle nappe en tissu. C’est ainsi qu’il découvrit les carottes râpées, la blanquette de veau et le fromage. L’expérience ayant été positive, ils décidèrent de la renouveler dès le lendemain et de partager les recettes et les traditions. Alexandre apprit à façonner de sa main droite des boulettes qu’il enfournait plus ou moins délicatement. Il apprécia le riz gras et le tô sauce feuille. De temps en temps, ils prenaient leur repas dans la cantine de Fatouma dont la notoriété grandit encore après une telle fréquentation.

Repas après repas, l’amitié s’installa à la table. Alexandre devint le parrain du premier fils d’Abdoulaye. Abdoulaye put obtenir un poste de planton puis de chauffeur à l’ambassade de France. Après le retour d’Alexandre en France, ils échangèrent des lettres et des photos à chaque naissance et à chaque événement familial. Abdoulaye ne connut plus la précarité mais n’oublia pas Salif. Avec l’aide d’Alexandre, il put lui acheter un fauteuil roulant. Salif occupe maintenant son poste de gardien de parking. 

Alexandre ne regretta jamais sa proposition, fruit d’une impulsion déraisonnable et irréfléchie.

 

Griotte26

 

 

 

 

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Commentaires
M
As-tu finalement changé le titre ? Un couvert pour deux personnes est également approprié ! quoique ? C'est bien parce-qu'il n'y a qu'un couvert au début de ton récit que l'histoire existe...<br /> <br /> Alors finalement ta première idée est peut-être la bonne. Je trouve que c'est un titre plus ouvert ! Je ne suis pas sûre que mes réflexions t'aident beaucoup ! A plus
M
Tu es vraiment une écrivaine. Tu maîtrises parfaitement la conduite du récit, et une fois de plus tu m'as bien emmenée dans ce pays de couleurs, de chaleur, de traditions. Très belle histoire, jolie nouvelle de là bas, de ce pays que je ne connais pas ! Bravo ! <br /> <br /> Marie
5
Quel régal Griotte ! J'ai beaucoup aime la fluidité de ton récit, ça coule, les origines culturelles sont en place et tu nous embarque dans une première scène pus ça se dilue sur un plus longe temporalité. <br /> <br /> <br /> <br /> Trois expressions/images m’ont amusée et touchée : le parasol orange sur lequel est écrit que « chaque femme est une Etoile », l’attente comme « la porte ouverte d’une case », l’homme « a la langue habile ».<br /> <br /> Cela me conforte que tu sais TRES bien écrire et raconter des histoires à partager !<br /> <br /> <br /> <br /> Aussi combien il est important pour toute écrivaine d’avoir un carnet dans son sac pour noter tout ce que l’on observe, entend… Merci à toi pour ce moment de récréation en compagnie d’Abdoulaye et de ses compères.
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